La peur de l'ignorance

Publié le par Jazz

La nature est réputée avoir horreur du vide. L'être humain encore plus, et notamment quand ce vide concerne sa connaissance: il me semble que l'homme préfère souvent croire en quelque chose de faux ou d'imaginaire plutôt que d'admettre ne pas savoir.
C'est flagrant quand on s'amuse à compiler les recettes de grand-mère pour prédire si le bébé à venir sera un garçon ou une fille. Prédictions qui tombent juste dans environ 50% des cas.
Ou quand on observe le succès des horoscopes, des rumeurs, des martingales - ou des religions. Croire n'importe quoi mais surtout croire. Et croire aussi parce qu'on croit que quelqu'un d'autre sait, qu'il s'agisse de l'astrologue, du voisin ou de l'apôtre.
Sans doute ce refus obstiné de l'ignorance joue-t-il un rôle majeur dans l'évolution de la connaissance, et en premier lieu, dans la connaissance scientifique, constamment approfondie, des lois de l'univers et du vivant.
Mais par moment, ce refus tourne à l'aveuglement et à l'obscurantisme.
J'ai observé, dans mon milieu professionnel d'ingénieurs (et plus encore de managers), une fascination pour les chiffres qui confine parfois à la numérologie: on croit, au sens religieux du terme, en les chiffres. On leur attribue un pouvoir de révélation, quasi magique, d'une vérité quasi divine.

Mais comme l'idiot regarde le doigt, l'ingénieur oublie souvent de regarder la lune; c'est-à-dire qu'il regarde les chiffres sans questionner leur validité, sans toujours se demander quelle est l'unité de mesure, sans forcément vérifier les calculs, il recopie religieusement les deux décimales que lui fournit Excel sans se demander si la résolution de son outil de mesure ne serait pas par hasard de 0,1, il oublie de critiquer la procédure de mesure ou la taille de l'échantillon, il ignore l'intervalle de confiance autour de l'estimation statistique... bref chez lui comme pour tout le monde, le chiffre crée par sa seule existence une illusion de réalité de la chose qu'il représente.
Le 'Quotient Intellectuel' comme mesure de l'intelligence en était au siècle dernier une bonne illustration puisque son créteur, Alfred Binet, en était venu à définir l'intelligence comme 'ce que mesure le QI'. Imaginez un peu, un seul nombre pour appréhender, comparer, classer quelque chose d'aussi vaste, complexe et protéiforme que l'intelligence humaine...
Le dernier avatar que j'ai croisé de cette attitude concerne un outil de mesure de la qualité d'un document. Difficile, ça, d'évaluer la qualité de quelque chose qui est fait pour transmettre au lecteur une idée la plus fidèle possible de ce que l'auteur avait en tête... ça dépend bougrement du subjectif des deux individus, non?  Mais c'est si facile de créer un analyseur lexical, qui comptabilise la fréquence d'utilisation de certains mots-clés et d'en déduire un score, par comparaison avec des documents de référence réputés bons. Oui, c'est facile et la magie du chiffre, du pourcentage, du score fera le reste. Quant à se demander si les mots-clés sont les bons et les seuls ou s'il soit d'avoir la phrase le mots pour corrects tous les que suffit (si cest le cas, alors oui, il suffit d'avoir tous les mots corrects pour que la phrase le soit ) ou si tous les sujets qui doivent être traités le sont, ou s'ils le sont avec le bon niveau de détail... ou tout simplement si ce qui est écrit est juste !... Mais ça c'est difficile à chiffrer.

Pour l'être humain, ingénieur ou non, mieux vaut souvent un mauvais outil de mesure que pas d'outil du tout et tant pis s'il ne donne que l'illusion d'un savoir... car l'homme préfère souvent l'illusion du savoir à l'évidence de son ignorance.

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